lundi 9 septembre 2024

Le Poil

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Le poil, Courbet et la boulangère
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Il est midi. 

   C'est la mauvaise heure pour aller acheter son pain. Il faut faire la queue. Cramoiseau la prend cette queue qui se prolonge sur le trottoir. Cram, pour les intimes mais Cramoiseau n'a pas d'intimes, est fâché de n'avoir pas glissé un livre de poche qui l'aiderait à tromper son attente. Mais les dieux de notre quotidien font souvent bien les choses. Dans la boulangerie sur une tablette jouxtant la caisse il vise un empilement de magazines publicitaires promouvant les commerces du centre-ville. Il s'extrait de la file, va prendre un exemplaire, reprend sa place et feuillette l'opuscule aux pages glacées, qui affiche ; " Edition spéciale Printemps " .

   Cramoiseau distraitement parcourt quelques pages, quelques lignes puis revient deux pages en arrière. Le titre d'une chronique l'a interpellé. Il a lu : " Le poil ". 

   Il lit : " Le poil pour ou contre ? ". Il lit : " Les femmes le traquent quand les hommes l'arborent avec fierté. Pourtant la mode déplace les frontières, bouscule les codes de la séduction et la question reste pendante. Le poil, pour ou contre ? Ainsi les adeptes du beau et d'un certain puritanisme prônent l'imberbe. Le poil tabou en matière de beauté que les femmes traqueraient..."

    Cramoiseau sourit, il a enfin pris pied dans la boulangerie et poursuit sa lecture. "... mais plus qu'une question de sexe, le poil est affaire de sexualité. Et dans ce domaine si riche en fantasme, les principes s'affrontent, la religion, l'esthétique, ou la science en discutent. Les scientifiques sont pour le poil qui nous protègent du froid et le poil dans le nez constitue le filtre contre la poussière. Le poil dissuade les insectes d'explorations inopportunes. Quant à eux les sexologues disent que le poil reste le symbole...".

Cramoiseau lève la tête, son tour est presque arrivé. "... reste le symbole de la féminité et le meilleur vecteur d'attirance et l'emblème de la virilité chez l'homme..."

- Et pour vous, monsieur Cramoiseau, un pain polka comme d'habitude...

Cramoiseau s'extirpe de sa lecture regarde la jeune boulangère, grande, souriante, elle s'appelle Cynthia. Cramoiseau aime ces prénoms à l'antique, Cynthia si chère à Properce, mais le sait-elle au moins. Il ne regarde plus Cynthia il la fixe brandissant le magazine.

- " Le poil " vous avez lu ?

Cramoiseau agite le magazine, lui pointe de l'index le titre de l'article sous le nez.

- Là ! vous voyez, vous lisez ! le titre : " Le poil "

Cynthia la boulangère regarde tout à la fois la page et la figure à vrai dire un peu stupide de Cramoiseau, s'interroge, ne comprenant pas tout, attendant la réponse de Cramoiseau. Le pain polka attend sur l'étagère, la queue s'allonge sur le trottoir comme le nez de Pinocchio en d'autres temps, les joues de Cynthia ont rosi.

- C'est un article sur le poil, vous êtes pour ou contre ? pour ou contre le port du poil mademoiselle ?

    C'est bien le moment d'échanger sur le poil... L'insistance de Cramoiseau devient incongrue et inconvenante.

La boulangère cette fois passe au rouge, pince les lèvres. Il y a un grand silence dans la boulangerie empreint d'une désapprobation sourde, retenue et implicite. Cramoiseau ne sourit plus. Il sent que quelque chose ne passe pas, son humour peut-être. Il se croyait drôle, léger. On le perçoit grossier, vulgaire et lourd. Cynthia est livide maintenant. La queue s'allonge sur le trottoir. Elle, Cynthia, la mitronne se secoue, s'agace, se décide, va lui prendre dans la niche le pain polka et le lui tend.

- Voyons Cynthia, vous avez compris au moins que je plaisantais. Le poil ! c'est écrit, là !... ce n'est pas une fantaisie de ma part. D'ailleurs pour tout vous dire, ça m'inspire, dès que je le pourrai je me rendrai au musée des Beaux-arts et je me camperai devant " l'Origine du monde" de Courbet. Cynthia, Courbet vous connaissez ?

Cynthia a toujours le pain polka à la main. Elle est heureuse de la question posée. Elle n'est pas idiote. Elle vend du pain mais elle n'est pas idiote et elle sait compter elle sait rendre la monnaie.

- Oui, bien sûr Julien...

- ...

- Julien ?

- Julien Courbet l'animateur de TF1 dans " Combien ça coûte... "

- Ah ! non fait une voix dans la queue, Combien ça coûte, c'est Jean-Pierre Pernaud le présentateur du journal télévisé.

- Cynthia ! allons ! moi je parle de Gustave Courbet, le peintre.

- Connais pas, vous me devez un euro et trois centimes monsieur Cramoiseau.

Jean-Gilbert Cramoiseau esquisse un mouvement d'épaule, soupire.

Vous ne connaissez pas... mais moi je peux vous dire que Gustave Courbet, lui, vous connait, et il vous connaît bien au-delà de ce que vous pourriez imaginer. Il sait mieux que quiconque votre intimité, votre fourrage, je devrais dire votre buissonnet charmant ... non  pardon Cynthia je dérape ..

Mais la boulangère n'imagine rien. D'ailleurs, elle, n'est pas la patronne, elle n'est que l'employée, elle ne sait que vendre du pain, sourire, dire merci, au revoir, bonne journée et rendre la monnaie. Elle n'a pas la culture rentrée de la concierge de " L'Elégance du hérisson " 

   Elle est de nouveau interloquée. Qu'est-ce qu'il lui dit le Cramoiseau ? Que Courbet la connait ?

- Courbet vous a déshabillée Cynthia, il vous a mise à nue, il a dévoilé vos formes, vos appâts, vos rondeurs, votre... Cramoiseau décidément ne se tient plus, mais perçoit qu'il continue de déraper, l'ivresse des mots, là il s'enfonce dans le malentendu... Il coule même.
 
   Mais madame, Cynthia, madame, il ne s'agit pas de vous personnellement, intimement, comment oserais-je. Il, Gustave Courbet, il connaît la femme en général, la femme allégorique, et dans ses complexités les plus intimes, qu'il a vue, nue, épanouie et qu'il a peinte et repeinte, explorée, exposée.

Cynthia a décroché, mais qu'est-ce qu'il lui fait là, le vieux ce matin, il perd la tête... la queue non seulement s'allonge encore mais maintenant s'agite, la queue enfle, la queue maugrée, la queue murmure, la queue gronde. Ah les queues, les queues qui murmurent, les queues qui s'émeuvent, les queues qui enflent ... . Les queues, tiens curieux il va falloir que je consulte se dit Cram...

- Il y a du monde monsieur Cramoiseau !

Cramoiseau un peu vexé touche les doigts de Cynthia en lui donnant les pièces. Exprès. Les doigts de Cynthia. Elle ne réagit pas. Têtu, il veut conclure.

- Et pour en finir avec le poil, quand vous verrez " l'Origine du monde " vous comprendrez et tomberez à la renverse ! 

   Cramoiseau dans le même instant se dit que Cynthia doit souvent tomber à la renverse pour bien d'autres choses ...

Jean-Gilbert Cramoiseau se retourne vers la queue qui ... la queue qui commence à avoir le frémissement mauvais de l'impatience et de la colère contenues . Il interpelle la queue : " Il y a bien ici des messieurs-dames qui comprendront. " . En écho une voix forte lance un ; " Ta gueule ! "
 
      Cramoiseau finit par saisir son pain et sort en passant devant le queue qui le vrille de regards circonspects, méchants et haineux. 
 
 Une voix de bonne femme aigrelette comme il sied, dit à la boulangère :

- Ma pauvre que voulez-vous y' a plus que de vieux cinglés maintenant sur la terre, ça viole à tous vents. Méfiez-vous Cynthie, des pervers comme ça, ça peut vous attendre au coin de la rue.

- Pas Cynthie, madame Meuche ! Cynthia !
 
   La vieille dame en rajoute : " .... à qui aujourd'hui peut-on donner le bon dieu sans confession, ce monsieur pourtant me faisait bonne impression, mais somme toute c'est un vicieux, un vieux cochon".

Cynthia a remis la file en mouvement. 
 
   Tout en servant les pains, les brioches et les sandwiches, et en rendant la monnaie, troublée encore par le numéro de Cramoiseau Cynthia se dit si le père Cramoiseau savait ! 
 
   Oui, si Cramoiseau savait, savait qu'elle tient un blog sur un site internet pour adulte sur lequel elle exprime ses fantasmes, s'affiche, s'exhibe, s'ouvre, jette sa chatte à la concupiscence des voyeurs. Elle a intitulé son blog : " La petite pute du soixante neuf " qu'elle a introduit et présenté ainsi : " Ils disent que je suis une pute ".

     Elle les connaît bien Cynthia les vieux cochons sur la toile. Ils frappent par centaines à la porte de son blog. Il faut dire qu'elle y met de sa personne.

Le coup de feu est passé. La clientèle s'est espacée. Cynthia se tourne vers sa collègue la jeune Eglantine et lui dit :

-  Non, mais tu as entendu tout ce qu'il m'a sorti le vieux ! Je t'assure que le patron je vais lui en parler. Il a de la chance que c'est un bon client, qu'il nous achète tous les matins pour cinq euros de viennoiseries, c'est un malade ce type, la vieille d'ailleurs l'a dit c'est un vicieux, un obsédé, un vieux cochon. Il m'a toute chamboulée.

 
Cramoiseau est rentré chez lui.

- Tiens, voilà ton pain polka dit Cramoiseau en le tendant à Irène sa femme...un euro et trois centimes.

- Bien, mets le dans la huche à pain. Qu'est-ce que tu as fabriqué ! l'omelette est sèche et les frites ont refroidi ! A table !

Cramoiseau s'exécute lorsqu'il se met soudain à rire. " Ouais ! il y avait une sacrée queue et la boulangère était bien molle ... mais c'est pas vrai chérie, regarde ce pain la bobine qu'il a... tout mou, qui se recroqueville, qui se ratatine du haut... je ne croyais pas si bien dire."

- Heureusement que c'est toi qui l'as acheté. Elle t'a refilé du pain rassis et tu l'as accepté sans rien dire ... Grande gueule ici et petite gueule dehors ... puis arrête avec tes plaisanteries salaces. Et pourquoi ne croyais-tu pas si bien dire ...?

- Comment mes plaisanteries salaces, mais tu sais ce que je lui ai dit, moi, à la boulangère ? Je lui ai dit : " C'est ça que vous me donnez aujourd'hui, ce morceau de pain sans vie, flasque... madame, vous appelez ça du pain ! mais madame, moi, du pain ! c'est du pain blanc, long, gonflé d'envie, qui jouit de sa pâte, qui se pâme sous la poigne profonde et féconde et moite du mâle qui la malaxe et la pétrit lorsqu'elle est encore chaude et odorante. 

     Car, madame, le pain, l'on ne vient pas vous l'acheter, l'on vient le quérir, d'ailleurs, ne me dis-tu pas Irène : " Chéri, veux-tu aller quérir un pain ". Irène regarde Cramoiseau, mais qu'est-ce qu'il a ce matin il est timbré !  Et j'ai poursuivi - je précise qu'une queue se formait derrière moi - le pain, madame, c'est une œuvre, une senteur, une chair de femme épanouie qui s'alanguit, qui s'amollit, qui s'offre, qui s'attendrit. Des dents s'y enfonceront, s'y perdront et des lèvres humaines rêveront de la baiser, oui madame de la baiser ! de baiser la chair de votre pain ". 

   Et je continuais : " ... le pain, madame, c'est une femme qui a du sexe et de la conversation et que nos narines tout en frémissant de leurs ailes hument. Non ! le pain n'est pas une femme, le pain est un sexe de femme, c'est ça ! un sexe de femme ! qui ... Oh oui ! Cynthia, oui je vous vois, mais vous rougissez, j'en suis la cause. Enfin la cause par un effet collatéral d'un pain qui manque à sa réputation. Mais tant mieux. 
   
   Mes mots vous émoustillent, des chaleurs vous montent, des fièvres vous prennent... " Puis me reprenant ; " ... enfin, madame, ce pain que vous m'enveloppez, cette pâte abêtie, inféconde que je qualifierai d'obscène, sachez qu'il me coupe déjà l'appétit, qu'elle me pèse sur l'estomac.

Irène avait depuis un moment lâché un torchon et écouté la péroraison de Jean-Gilbert les bras croisés, stupéfiée, il est vraiment timbrée !.

- Et tu lui as dit tout ça !

- Parfaitement

- Et elle ne t'a pas jeté dehors ?

- La preuve !

- Mais tu lui a pris le pain.

- Il n'y en avait plus pour le déjeuner

- Une pâte sans saveur ...

- Effet de rhétorique, figure de style. Elle et sa petite collègue en sont restées bouche bée. L'on n'entendait pas une mouche voler. Je te dis que lorsque je suis sorti il avait une queue sur le trottoir, une sacrée queue.

- Tu m'étonnes !

- Ah tiens, je t'ai apporté une revue, tu liras, il y a un article intéressant sur le poil.

- Sur quoi ?

- Sur le poil.

- Tu es vraiment un obsédé ! un grand malade


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- Décembre 2013 - 611201512.51/14012017 - 26 juin 2023

Mercredi 7 Octobre 2009/jeudi 4 décembre 2013/Dimanche 8 décembre 2013/6 novembre 2015/ 14 janvier 2017 - 26 juin 2023


    texte définitif


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